Du lien, du soin et de l’accompagnement à distance en temps de pandémie
La situation présente, liée à la pandémie de Covid-19, nous interroge quant à la pertinence et aux moyens de commencer ou de prolonger des ateliers ou des accompagnements à distance, distance des corps imposée par un coronavirus avec lequel nous devons apprendre à vivre pour les semaines ou les mois à venir.
Pertinence d’abord. Est-ce la même chose de prolonger par un canal de communication à distance une relation établie auparavant, et entreprendre un suivi en art-thérapie qui commencerait sans la rencontre des corps, au moyen d’un outil éventuellement numérique ?
Il semble de premier abord qu’il y a nécessité de maintenir le lien existant, que les personnes en sont demandeuses. Dans ce cas, la connaissance de la personne, les trajectoires de création et d’accompagnement qui ont précédé guident les choix de modalités de suivi à distance, et la confiance nécessaire est à priori déjà établie. Les moyens techniques, les modalités temporelles, c’est à dire les modifications du cadre, peuvent être établies en dialogue avec la personne à qui l’on propose telle ou telle modalité de suivi.
Il est plus difficile de choisir une modalité plutôt qu’une autre quand la relation s’établit précisément dans cette modalité, sans confiance ni trajectoire préalable, à la seule lecture de la demande formulée, qui peut-être une réponse à une proposition préalablement établie par l’art-thérapeute, sur le mode : « voulez-vous participer à tel atelier en ligne qui se déroulera de telle façon ? ».
Quelles sont les modalités possibles ?
Les moyens numériques viennent en premier à l’esprit, mais il peut également s’agir de moyens épistolaires traditionnels. Un atelier d’écriture par échange de lettres, de cartes postales faites maison – dessin ou photo et écriture, auquel il serait répondu par une consigne qui fasse suite, changement d’angle… serait tout aussi envisageable.
En tout état de cause, dans un moment ou la temporalité est à ce point particulière, éventuellement compliquée, il faut distinguer deux approches du lien numérique. Il peut être dans l’immédiateté en direct et auditif (téléphone), ou visuel et auditif (visioconférence), ou indirect et écrit, auditif, visuel etc (email-blog-échange de fichier sonore-de vidéo…). Certaines personnes vont avoir besoin d’un moment établi avec une durée convenue, d’autres de disposer de leur temps et de trouver le meilleur moment. Il est possible de mixer les deux : donner la consigne à un moment en direct, avec un moment de fin attendu, de nouveau en direct, et laisser la personne créer dans ce laps de temps plus ou moins long, établi à l’avance.
La question du médium est à interroger. En visio et en direct, il y a le médium de la webcam et du micro. Comment en faire un moyen créatif ? Est-ce le meilleur médium pour un atelier d’écriture ? Le mail, le blog, un dossier google peut être plus à même de réunir sur un même support des images, des textes, des audios ou des vidéos.
Questionner les liens numériques c’est aussi se demander s’il y a nécessairement plus de présence en visio, parce que nous nous voyons et nous entendons « comme dans la vraie vie ». N’y a-t-il pas éventuellement plus de lien et de présence dans la parole qui peut être plus volontiers intime et modulée au téléphone ? La présence de l’image via la webcam, avec présence de l’image de soi en petit dans un coin ne tient-elle pas plutôt d’une représentation en direct de l’autre (et de soi) que de la véritable présence ? Peut-on être présent à l’autre dans le temps plus élaboré, plus intimiste encore pour d’autres, de la lettre ou de l’email ?
Comment prendre soin de l’autre, maintenir un lien, écouter et sentir, à distance ?
On le voit il n’y a pas de réponse toute faite, prédéfinie ou déduite de l’expérience, répétable en tout cas. Tout le monde n’a pas la même relation aux écrans, omniprésents partout, qui peuvent être potentiellement anxiogènes, être le même lieu où s’enchaînent les news en continu, le travail et la relation plus ou moins intime à l’autre via messenger, whatsapp, skype etc. La webcam peut également s’avérer intrusive, scrutatrice, suspecte.
Créer un moment pour soi, sortir de l’attendu pour entrer dans un processus de création peut par ailleurs relever d’une temporalité très différente de celle de l’atelier. Du point de vue groupal, ce n’est pas parce qu’on est « réunis » au même moment devant une mosaïque d’écrans qu’on est ensemble, chacun vraiment en soi … dans la frontalité du regard des autres.
Si le temps du confinement n’est pas le temps de la vie habituelle, un certain nombre de choses s’en trouvent différées. Ce n’est pas seulement la distance qui est modifiée, mais également le rapport au temps. Eloignés, confinés, nous pouvons néanmoins être présent en assumant cet aspect différé de l’espace-temps. Il me semble que c’est un aspect à assumer si l’on veut réellement se rendre présent et offrir une continuité du soin.
Il faut mesurer également que la capacité d’attention n’est pas la même face à une mosaïque de visages en face à face, de paroles qui se télescopent avec la compression extrême du son, que dans un cercle présentiel par exemple, où l’on a sa place, avec un voisin à droite et un autre à gauche. L’attention peut-être fortement altérée par le dispositif numérique, tant pour la personne suivie que pour l’art-thérapeute. Quelle sensibilité à l’autre, au non verbal, à la subtilité de la voix, du regard ou de la corporéité ?
Un petit retour d’expérience
C’est en raison de tous ces questionnements que j’ai choisi pour ma part le mail pour la création d’un atelier de groupe, et la visioconférence ou le téléphone, en accord avec les personnes, comme lien individuel, dans lequel on fait le point, donne la consigne, évoque la production. Dans les deux cas, le temps de création est individuel, sans écran ni tension de l’immédiat, avec une durée définie, et la possibilité pour les personnes de me joindre pour partager des questions, des doutes, des difficultés etc.
Dans le cas de l’atelier de groupe (12 personnes), les participants ont partagé les mêmes consignes/propositions, et ont pu choisir de partager ou non à chaque étape leur production avec le groupe. Le mail a permis à chacun de l’ouvrir quand il le souhaitait, d’y répondre quand il le souhaitait, de créer au moment le plus opportun. Certains ont demandé de définir ensemble une plage de temps consacrée à la création. D’autres ont préféré différer, exprimant le besoin de rêver d’abord à la consigne, de la laisser « mariner » avant de s’y plonger.
Dans le cas des accompagnements individuels, les modalités ont été très dépendantes des besoins des personnes : besoin de cadre plus ou moins souple, besoin de présence en direct ou non, besoin de se voir ou de s’entendre. Le moment de création a pu parfois être laissé dans la plage de temps entre deux entretiens, ou au cours d’une séance presque classique d’une heure trente avec les temps habituels d’un atelier. Chacun a pu exprimer l’impression d’une continuité de la relation, du suivi, de la trajectoire de création, et tout le travail est maintenant de réfléchir à comment revenir au présentiel après cette période d’accompagnement à distance. Que faire des productions crées à distance ? Comment passer d’un temps suspendu à une temporalité à nouveau dans l’instantané de la présence ?
L’atelier de groupe a donné lieu à des productions dont certaines ont fini par sortir du cadre de l’atelier. C’est le cas de cette vidéo, faite par une danseuse, Emily Holmes, qui s’essayait pour la première fois à la vidéo, qui y a passé de très longs moments sur une longue semaine, et qui est aujourd’hui hébergée sur le site de la Cinémathèque Française, alors qu’Emily ne souhaitait initialement pas la partager au sein du groupe. Elle a pu s’emparer corporellement d’une consigne initialement tournée vers l’écriture et la création plastique (sous la forme de la carte postale).
La page des lettres filmées de la cinémathèque : https://www.cinematheque.fr/article/1539.html
La vidéo : https://vimeo.com/showcase/6974393/video/414490287
Je dirais que c’est un avantage de la distance spacio-temporelle en période de suspension que de permettre un Kaïros vraiment libéré du Chronos.
Je note aussi que la forme de l’email a permis des échanges accompagnant les productions, des partages de questionnement, des interrogations du cadre, des moyens de vérifier la confidentialité puis le caractère potentiellement intime de ce qui était déposé, des partages sur les difficultés ou les joies rencontrées, sur un mode à la fois solennel et informel, qu’à mon sens la visio de groupe n’aurait en aucun cas permis et qui répondait vraisemblablement à un besoin. Je me demande ce qu’aurait donné un atelier similaire, cette fois avec le courrier traditionnel comme médium.